Autrice : Rama Salla Dieng
Le Monologue de la muette est un film de 45 minutes réalisé par la sénégalaise Khady Sylla (1963-2013) et le belge Charlie van Damme (1946-). Tourné à Dakar, le film s’interroge sur la condition des travailleuses domestiques communément appelées, ‘les bonnes’. Avec elles, Sylla et van Damme attirent notre attention sur tous les travailleurs migrants y compris des lavandières et des ouvriers agricoles saisonniers, ces surgas dont regorge Dakar. Si leur travail rend la vie quotidienne de tous et de toutes possible car elles tiennent à bras le corps notre économie domestique, leur présence est à peine tolérée et leur destinée ne semble ni intéresser ni émouvoir. D’où la question centrale de Khady Sylla qui nous interpelle tou(te)s : ‘Pourquoi faut-il que l’émancipation des unes se paie aux prix de la servitude des autres ?’
Après plusieurs années à suivre et traquer à distance les pépites que constituent le travail cinématographique de Khady Sylla, c’est finalement à Saint-Louis, ville mythique que j’ai eu l’occasion de regarder le film puis de modérer un débat avec des syndicalistes sur le film lors d’une session de cinéma organisée par l’Institut d’Études Avancées (IEA) de Saint-Louis, à l’Institut Français de la ville éponyme. Cette projection organisée par Mme Maty Ndiaye Sy, ma collègue de l’IEA, institut dirigé par le Professeur Babacar Fall à la riche production académique sur le travail au Sénégal, se tenait dans le cadre de conférence internationale de l’histoire du travail à Saint-Louis en décembre 2022. Quel cadre plus adapté pour parler des conditions des travailleuses domestiques que cette conférence qui portait sur les mutations sociales et les recompositions spatiales du travail ?
Le film
Amy, le personnage principal du film est une jeune femme dans la vingtaine qui a migré de son village natal à Dakar la capitale, pour offrir ses services de travailleuse domestique dans une famille de classe moyenne. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle de Diouana dans La Noire De…(1966) d’Ousmane Sembène qui migre avec une famille française et est contrainte à devenir leur servante à Antibes en France. Le parallèle est aussi possible à établir entre le destin d’Amy et celui de Ngor dans Kaddu Beykat (1975) de la réalisatrice Safi Faye qui quitte son Fadial natal dans sa quête de travail à Dakar.
Au début du film, personne ne parle, la caméra se contente de suivre Amy, ombre silencieuse levée aux aurores et déjà à l’ouvrage. Puis on nous la montre en train de balayer le trottoir de la maison tout aussi silencieusement, nous permettant de saisir à travers sa solitude, la terrible condition humaine qui unit ces milliers de travailleuses dont le labeur indispensable maintient les foyers dakarois ensemble alors que dans le même temps, ce travail de soins qui s’inscrit dans le travail de care, est invisibilisé et se produit souvent sans contrat. Informelles ou plutôt informalisées, ces travailleuses vivent dans la précarité et sont parfois soumises aux pires abus et maltraitances dans nos foyers…y compris aux violences sexuelles.
Dans le film, tout d’un coup surviennent des chuchotements qui augmentent comme un frémissement d’une foultitude de conspirations, pour libérer Amy et ses semblables du joug de la servitude.
‘…Nous sommes minoritaires,
Nous sommes marginales mais Spartacus est avec nous !
…Il paraît que ce n’est pas pour nous que tourne ce monde
Que ce n’est pas pour nous que brille le soleil et que luit la lune
Mais ce printemps sera pour nous
Pour toi Amy,
Pour nous.
…
Le temps est notre allié.’
Puis la voix s’évanouit aussi lentement qu’elle était apparue, prometteuse d’une révolution à venir pour libérer la masse silencieuse qui œuvrent et veillent dans de piètres conditions de travail. Amy ne parle que lorsque c’est nécessaire, préférant le silence ; d’où la suggestion d’un monologue de la muette. Amy que l’on nous présente comme sans-voix, travaille en silence, sa voix confisquée et rendue obsolète par le trop-plein d’ordres, de demandes et de mouvements de la dame aux ordres de qui elle obéit, et qui surveille ses moindres faits et gestes. C’est que Amy a la tête remplie de rêves et de désir d’ailleurs, si habitée par les lieux de son enfance qu’elle se recrée magiquement en les imaginant, s’est retirée du monde alentour. Comme par un effet de dissociation, Amy survit grâce à ses souvenirs du jardin de son père, de la case de sa mère, du parfum des eucalyptus, du souvenir du goût des mangues dans sa bouche comme dans son enfance, la présence des bougainvilliers.
Seulement le jardin qu’elle voit n’est pas celui de son enfance. Aux frontières de l’onirisme, le jardin se situe en réalité à la périphérie de Dakar et est peuplé de travailleurs agricoles migrants qui se déversent dans la ville à la recherche d’emploi salarié. Femmes, hommes et enfants, personne n’est en reste dans cette quête darwinienne du mieux et du minimum. Des filles aussi jeunes que 8 ans font partie de l’aventure, suivant leurs parents, parce qu’il n’y a guère le choix.
Deux jeunes adolescentes témoignent : l’une a abandonné ses études car sa mère ne voulait pas qu’elle étudie la battant même lorsqu’elle s’épanche sur son désir d’éducation scolaire. Elle finit par suivre la trajectoire maternelle, en devenant ‘bonne’ par héritage, pour se soumettre aux lois de la reproduction sociale. La deuxième elle devient bonne après avoir abandonné ses études suite au décès de son père et pour lutter contre le désœuvrement et le déclassement social.
Amy, fait comme elles, le choix de se taire et de courber l’échine pour pourvoir aux besoins de la famille restée au village. Elle ne répond pas face aux menaces et invectives de celle qui la suit comme son ombre, lui faisant des reproches et lui donnant des ordres. D’où ma préférence pour le terme de ‘silenciée’ à celui de ‘sans-voix’.
‘Comme Ngor dans Kaddu Beykat (Lettre Paysanne de Safi Faye) qui partage une chambre avec sept autres travailleurs, Amy, elle, dort dans un étroit réduit infesté de moustiques avec cinq autres jeunes filles. Comme Ngor aussi qui fut renvoyé le premier jour de son embauche à un travail pour faire le linge d’une dame nantie, le film représente une scène de theatre qui se produit dans des conditions similaires justifiant l’intervention des proches de la domestique maltraitée et impayée, puis celle de la police qui préférera croire l’employeuse plutôt qu’au prédicament de la travailleuse domestique. Un clin d’oeil de Khady Sylla à Safi Faye?’
Amy a pourtant une idée fixe, son projet de restaurant, qui ne verra pas le jour. Elle cessera de travailler comme ‘bonne’ après son mariage à Omar, ce mécanicien, migrant lui aussi, qui lui rappelle être la seule chance d’Amy de ‘sortir de la servitude’, lui fait miroiter un ‘mariage heureux et des enfants scolarisés.’ Elle cumule les postes et devient alors tour à tour lavandière, femme de ménage et travailleuse agricole sans que cela ne lui donne un salaire décent. Malgré tout, Omar, son mari, n’envoie pas d’argent à elle et son enfant. Cette situation illustre comment l’entrée ou la sortie du travail domestique de ‘bonne’ est déterminée par le truchement de l’intervention des hommes comme l’a si bien montré Dr. Absa Gassama, dans sa recherche sur les travailleuses domestiques à Dakar. Résolument, Amy décide alors de repartir à Dakar pour reconquérir son autonomie financière et une plus grande émancipation sociale. Car au village, il n’y a plus de jeunes hommes ou de jeunes filles, que des vieux, des enfants et des mères. Elle se sait condamnée à devenir comme eux si elle restait, ‘passant la saison sèche à attendre la saison des pluies’, ne vivant que pour le moment où elle enverrait ses enfants à la ville pour qu’ils la nourrissent. Amy décide de retourner à Dakar pour rompre le cycle de la reproduction sociale.
La voix qui chuchotait une promesse de révolution hurlait alors que le film se clôt. Les impatientes ne veulent plus attendre. Spartacus est avec elles et leur printemps n’attendra pas.
Cet appel à la conscience collective est prononcé par Khady Sylla pour qui : Il faudra plus que des bons sentiments pour que la servitude et la subjugation des travailleuses domestiques appartienne définitivement au passé.
Nous sommes coupables.
Pour Mariama Sylla, la sœur de la défunte Khady Sylla et réalisatrice comme elle, ‘ce film est un ‘manifeste’ pour la condition des femmes au Sénégal. Car au-delà de la représentation de la travailleuse domestique qui est muette dans ce film, on retrouve comment les femmes sont muselées et asservies. Le droit à la parole et à des conditions de travail décentes est une lutte qui n’est pas encore gagnée au Sénégal.
La métaphore de cette voix intérieure nous interpelle tous, hommes et femmes, à revoir nos propres comportements et notre vision de la vie.’
Au Sénégal, l’arrêté qui réglemente le travail domestique date du 23 janvier 1968. Il définit les conditions générales d’emploi des domestiques et gens de maison du Sénégal dans son article premier : « Est réputé gens de maison ou domestique, au sens du présent arrêté, tout salarié embauché au service d’un foyer et occupé d’une façon continue aux travaux de la maison. » L’arrêté ne couvre pas le personnel à temps partiel embauché pour une durée inférieure à 20 heures de présence par semaine laissées aux seules négociations entre parties prenantes, laissant entrevoir le risque de surexploitation pour ces personnes pour la plupart vulnérables et sans force de négociation.
Les travailleuses domestiques évoluent dans un cadre juridique à réformer. En effet, il y a un besoin de légiférer car le socle minimum de garanties d’un travail décent ne leur est pas acquis, ni même du reste, une (bonne) protection sociale. Au niveau de l’Organisation Internationale du Travail, la convention 189 concernant le travail décent définit le travail domestique comme ‘ travail effectué au sein de ou pour un ou plusieurs ménages’ et le travailleur ou la travailleuse domestique comme ‘toute personne de genre féminin ou masculin exécutant un travail domestique dans le cadre d’une relation de travail’. Pourtant les représentants syndicaux avec qui j’ai dialogué à la fin de la projection du film avouent avoir tout le mal du monde à faire appliquer cette convention et les autres textes y relatifs.
Le changement est possible mais il commence d’abord par une prise de conscience individuelle, puis collective. Ce film pourrait en être un déclencheur. Comme en témoigne Mariama Sylla : ‘je connais des femmes qui, après avoir vu le film, ont porté un autre regard sur la condition des ‘bonnes’.’
Le monologue de la muette constitue en définitive un puissant outil de plaidoyer.
Article d’abord paru sur Seneplus.com